Lu pour vous : Louise Guillemot, « Nues »
► ὁ λύχνος n° 170, mars 2025.
Louise Guillemot, Nues, éditions Manifeste !, coll. « Pangée » Paris, 2024, 15 €, ISBN : 9782492908262
Disons-le d’emblée : Nues est un ouvrage à la fois intéressant et stimulant, qui emporte le lecteur par sa poésie et l’invite constamment à réfléchir, non seulement à ce qui a été (et – surtout – n’a pas été) dans le passé mais aussi, et bien davantage peut-être, à ce qui est, peut être ou devrait être aujourd’hui. Voici sans doute l’un des points forts d’un ouvrage qui s’appuie sur l’Antiquité grecque pour faire écho aux questionnements et aux aspirations de notre époque.
Nues présente douze portraits de femmes, figures du mythe, de l’histoire ou de la littérature grecques, avec le souci constant de leur redonner la parole, de les faire parler à la première personne.
L’autrice, Louise Guillemot, a déjà publié plusieurs livres illustrés pour enfants. Doctorante à l’ENS de la rue d’Ulm, elle prépare une édition commentée d’Andromaque d’Euripide. Cette œuvre de fiction offre donc un véritable contrepoint à son travail de recherche, également consacré à l’une des grandes figures féminines de la mythologie grecque. Comme si, finalement, on ne pouvait faire ressurgir ces personnages féminins qu’à travers la fiction, la poésie et l’imagination, nourries certes d’érudition, qui permettent de combler les vides d’une histoire écrite par et pour des hommes et qui a généralement relégué ces femmes à la figure de simples comparses et a transformé leurs vies et leurs personnalités en de simples nuages.
Ainsi, Nues nous invite d’abord à un renversement de perspective : s’intéresser à ces nuages, ces figures éphémères et insaisissables que sont les femmes antiques, signifie changer de point de vue : « Nous voyons le monde d’un point de vue différent du vôtre, comme un kaléidoscope regardé à l’envers. De notre poste d’observatoire, la mythologie s’inverse », clament les Nues dans le « Prologue dans le ciel » qui ouvre l’ouvrage. Mais Nues nous invite aussi à considérer ces portraits de femmes au-delà des petites anecdotes auxquelles l’histoire officielle les a généralement associés. C’est une tentative de présenter des femmes qui se mettent à nu devant le lecteur, en lui permettant d’accéder à une intériorité et à une intimité que la recherche documentaire et le travail des sources ne permettent que très rarement d’apercevoir.
Les douze portraits féminins sont organisés en quatre groupes. Dans la première section (« Trois nuages »), on rencontre trois figures mythologiques : Néphélé (comme il convient dans un ouvrage consacré à des nues), Écho et Hélène. La deuxième partie, « Trois corps », met en avant Arété (la femme de Cyrène qui enseigna la philosophie à son fils Aristippe), Agnodicé (la femme médecin qui fut contrainte à se défendre face à l’Aréopage), Hydna (la plongeuse héroïque de la bataille de l’Artémision). Suivent trois portraits d’intellectuelles (« Trois esprits »), la magicienne Aglaonice, la philosophe Théanô et Diotime. La dernière partie (« Trois œuvres ») est consacrée à trois artistes, la poétesse Phantasia de Memphis qui aurait inspiré Homère, la femme peintre de Sicyone Callirhoé et la poétesse Corinne.
La coexistence de personnages disparates, issus des récits mythologiques, historiques, ou d’anecdotes plus incertaines, voire douteuses, montre bien l’approche de l’ouvrage. Il s’agit moins de reconstruire l’existence de figures féminines de l’Antiquité grecque que de suggérer et convoquer un imaginaire pour faire de ces personnages de nouveaux paradigmes mythologiques capables de parler aux hommes et femmes d’aujourd’hui. Les citations et les allusions, parfois explicites, parfois cryptées, à ce que ces personnages ont pu inspirer par la suite dans la tradition culturelle occidentale, de Botticelli à Baudelaire, renforcent cette impression et remplissent l’œuvre de petits clins d’œil aux lecteurs avertis.
Dans l’ensemble de l’ouvrage, on se laisse bercer par un style parfois emporté, souvent exigeant, toujours poétique qui s’efforce de faire parler ces femmes dans certaines des formes typiques de la littérature grecque, comme le discours judiciaire, la lettre, le dialogue socratique, la poésie lyrique, et qui va jusqu’à proposer une ré-écriture de quelques célèbres vers de Pindare.
C’est en somme un ouvrage qui exige certes une lecture attentive mais qui offre en contrepartie une grande réjouissance intellectuelle.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Rocco Marseglia (18 avril 2025). Lu pour vous : Louise Guillemot, « Nues ». Connaissance hellénique. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ruf