Les Jeux Olympiques sont-ils encore olympiques ?

► ὁ λύχνος n° 168, juillet 2024.

Un débat entre Christian Boudignon et Rocco Marseglia, le 31 mai 2024 à l’Union Hellénique, Marseille.

Rome n’est plus dans Rome et l’olympisme n’est plus à Olympie. Il l’a quittée. Et la flamme olympique est venue visiter Marseille le 8 mai dernier. On a eu droit à l’entrée du Bélem, un vieux navire à voiles construit à Nantes en 1896, à la parade des avions de la patrouille de France et à l’allumage du chaudron olympique. Après la flamme olympique, on a inventé le chaudron olympique. On n’arrête pas le progrès ! Plus de 200 000 personnes, dont votre serviteur, ont assisté à ce moment, assurément extraordinaire ! Après douze jours de navigation, un voilier entre dans un port afin d’apporter du feu pour allumer un barbecue géant… Le lendemain, nous avons assisté à la parade de la flamme olympique qui a zigzagué dans quelques quartiers photogéniques de la ville avec de joyeux porte-flammes. La parade était escortée par des publicités pour une fameuse boisson sucrée, accusée de vendre environ 4 000 bouteilles de plastique par seconde dans le monde. A-t-on vraiment besoin de tout ce bazar ?

Marseille, ville fondée par les Grecs, a été choisie pour donner une caution grecque à l’idée d’une filiation entre les jeux olympiques anciens et les jeux de Paris 2024…

En réalité, derrière les tentatives de récupération, tout ce joyeux cirque autour de la flamme olympique a un sens. Il rappelle un manque, une absence, un vide. Les jeux olympiques ne sont plus à Olympie. Alors on fait venir une flamme, comme pour compenser cette absence. Mais il n’est en réalité nul besoin de tout cela. Il suffit de rétablir les jeux olympiques à Olympie. On n’aura alors nulle nécessité de recourir à une flamme olympique. C’est, rappelons-le, une invention des jeux nazis de Berlin en 1936 pour essayer de faire croire aux gogos que les bons aryens étaient les héritiers de la Grèce. Par cette invention de la flamme, l’olympisme moderne a tenté de garder le feu sacré qui animait l’esprit grec des jeux olympiques, mais il a échoué.

Disons-le tout de suite, je ne suis pas venu critiquer la réinvention des jeux olympiques anciens par Evangelis Zappas, William P. Brookes et Pierre de Coubertin au XIX^e siècle. En tant qu’helléniste et sportif du dimanche, je ne peux qu’applaudir des deux mains à un tel projet qui a un double mérite : promouvoir le sport auprès d’un large public et de favoriser une compétition pacifique entre nations plutôt qu’un affrontement direct par la guerre. L’idée d’ouvrir à tous les jeux olympiques qui dans l’Antiquité pendant plus de mille ans étaient plus ou moins réservés aux Grecs de condition libre est magnifique. Mon propos n’est nullement d’interdire les jeux olympiques comme le fit l’empereur Théodose en 393 après J.-C.

Je voudrais tout simplement ouvrir une nouvelle ère dans les jeux olympiques : après les jeux olympiques antiques et les jeux soi-disant olympiques modernes, je voudrais ouvrir une troisième époque : celle des jeux véritablement olympiques modernes. Je m’explique ; dans l’Antiquité, il existait principalement quatre jeux athlétiques : les jeux pythiques avaient lieu à Delphes, les jeux isthmiques à Corinthe, les jeux néméens à Némée et les jeux Olympiques à Olympie. Je prétends qu’il faut cesser le carnaval mondial olympique actuel qui vous conduit de Pékin à Londres, de Londres à Rio, de Rio à Tokyo et de Tokyo à Paris, et bientôt à Los Angeles. Les jeux véritablement olympiques doivent avoir lieu à Olympie en Grèce et nulle part ailleurs. Seuls les jeux qui se dérouleront à Olympie peuvent prétendre au titre de jeux olympiques, tous les autres jeux soi-disant olympiques devraient désormais s’appeler non-olympiques ou an-olympique si l’on veut un terme grec.

Pourquoi cette proposition ? Il faut réformer l’olympisme actuel qui a complètement perdu la tête et rappeler que les jeux olympiques sont une invention grecque. Ils s’inscrivent dans un projet grec d’une fête où l’homme se surpasse dans une compétition athlétique. Le modèle des jeux olympiques, ce sont les joutes sportives des combattants grecs dans l’Iliade pour les funérailles de Patrocle ou dans l’Odyssée chez les Phéaciens pour fêter l’arrivée d’Ulysse.

Le poète romantique grec Panaghiotis Soutsos, le premier, l’a bien compris. En 1833, dans un petit poème à l’imitation des Dialogues de Morts de Lucien de Samosate, il a imaginé l’esprit de Platon qui revenait en Grèce et s’écriait¹ :

Δὲ μὲ λέγετε ποῦ εἶναι οἱ ἀρχαῖοί σας αἰῶνες ;

Οἱ ὡραῖά σας ποῦ εἶναι Ὀλυμπιακοὶ ἀγῶνες ;

ποῦ τὰ Παναθήναιά σας ;

Αἱ μεγάλαι τελεταί σας ; τὰ μεγάλα θέατρά σας ;

« Vous ne me dites pas où sont vos siècles passés ?

Vos beaux jeux olympiques, où sont-ils ?

Où sont vos jeux panathénées ?

Vos grandes célébrations, vos grands théâtres ? »

 

Il a demandé en 1835 que le 25 mars, jour anniversaire du déclenchement de la guerre de libération grecque, soit associé à une renaissance des jeux olympiques. En 1859, des jeux olympiques ont été aussi organisés par le riche mécène Evangelis Zappas, soutenant l’idée de Panaghiotis Soutsos, dans un quartier d’Athènes.

Le médecin William P. Brookes en avait déjà organisés en octobre 1850 à Much Wenlock en Angleterre. Il avait ajouté aux épreuves athlétiques des jeux populaires comme le lancer d’anneaux, le football et le criquet. Ces jeux étaient notamment destinés aux ouvriers de sa ville.

Le baron Pierre de Coubertin, lui, dans son Manifeste olympique prononcé à la Sorbonne en 1892, a synthétisé deux propositions nouvelles : l’idée démocratique et l’ouverture internationale² :

« (L’athlétisme) présente deux caractères nouveaux cette fois dans la série de ses transformations séculaires : il est démocratique et international. Le premier de ces caractères assure son avenir : en dehors de ce qui est démocratique, il n’y a rien de viable à présent. Quant au second, il ouvre devant nous des perspectives inattendues. Il y a des gens que vous traitez d’utopistes lorsqu’ils vous parlent de la disparition de la guerre et vous n’avez pas tout à fait tort, mais il y en a d’autres qui croient à la diminution progressive des chances de la guerre, et je ne vois pas là d’utopie. »

Paix et démocratie : voilà l’intuition finalement des jeux olympiques modernes selon les trois refondateurs que sont Zappas, Brooke et Coubertin. Cet héritage est indépassable et inaliénable. La troisième ère des jeux olympiques que je propose est le rétablissement des jeux à Olympie tout en gardant l’idée démocratique et l’ouverture internationale.

Quatre raisons seront invoquées pour ce nouveau départ.

1. Le génie d’un lieu

La première raison est de rappeler géographiquement que les jeux olympiques sont une idée grecque. C’est l’idée grecque de transformer en joute sportive et festive le combat militaire. On a là une idée qui ressemble à celle du théâtre antique où le débat entre les personnages et leurs malheurs nous purgent de la crainte et de la pitié. Faites du sport, pas la guerre ! Seuls les Grecs ont eu cette idée d’une fête parodique où l’on offre à la divinité le dépassement de soi plutôt que la mort au combat, où l’on mime l’affrontement militaire pour se retrouver ensemble entre athlètes ensuite au banquet comme dans l’Iliade ou l’Odyssée. Et les Grecs libérés du joug ottoman ont eu de nouveau cette intuition, peut-être inconsciente, que leur liberté devait être célébrée en rejouant pacifiquement leur combat militaire. L’idée démocratique et internationale de Coubertin est un progrès inaliénable qu’il faut à tout prix défendre. Il n’est pas question de revenir aux jeux grecs réservés aux Grecs et aux seuls hommes libres pour une dizaine d’épreuves athlétiques. Ni de faire courir tout nus de beaux athlètes… Il y aurait pourtant un public féminin enthousiaste, j’en suis sûr, pour un tel spectacle. Non, laissons ces éléments anciens. Je ne veux pas une restitution archéologique. Je propose seulement de fixer les jeux soi-disant olympiques modernes et même paralympiques à Olympie.

Il y a un génie du lieu. Il faut que tout athlète fasse le chemin d’Olympie, un véritable pèlerinage dans ce lieu perdu du Péloponnèse qui deviendra, une fois tous les quatre ans, le centre du monde. Chaque participant doit s’imprégner de cette idée grecque que l’on court ou lutte pour le plaisir et pour la fête, pour une simple couronne d’olivier. « Gages chéris de la victoire, vous répandrez les délices de la joie sur tous les moments de la vie du vainqueur ! » comme le dit le poète Pindare, dans sa première Ode olympique. Il faut retrouver ce rapport vrai au passé, à la nature. On recevra comme autrefois une simple couronne d’olivier au milieu des oliviers, des chênes, des peupliers et des platanes. A côté des nouvelles installations sportives, les participants pourront aller nourrir leur âme et méditer sur l’invention du sport, ce souci du corps qui permet à une âme saine d’habiter un corps sain. L’olympisme doit se régénérer, quitter les grandes villes capitales mondialisées, retrouver son territoire, son terroir et son âme. Le premier nom d’Olympie c’était Altis, le « bois sacré ». Plutôt que le dopage des nations riches, je propose l’ivresse de la forêt, la majesté du stade antique, le silence des ruines…

2. Des jeux écologiques

J’en viens donc à ma deuxième idée. Cessons le cirque olympique de ville en ville qui est contraire au bien commun écologique. Prenons l’exemple des jeux soi-disant olympiques de Paris 2024 qui se veulent vertueux en termes écologiques. Je ne parlerai pas des chiffres de pollution qui laissent sceptiques les experts. Je ne parlerai que de la fameuse tour de contrôle de Tahiti construite sur des coraux pour les épreuves de surf. Fallait-il détruire un récif corallien pour y couler du béton afin de remplacer la vieille tour en bois de Teahupo’o ? Tout cela pour installer la climatisation ? N’était-il pas possible aux juges olympiques de regarder le surf depuis leur bateau ou depuis la plage ? Encore une fois, le confort des juges olympiques avec eau courante, électricité et climatisation pendant trois jours est plus important que la préservation du lieu de vie, du lieu sacré d’une population indigène. Et ce qui s’est passé à Tahiti, à presque 16 000 kilomètres du lieu où sont censés se dérouler les jeux soi-disant olympiques, montre ce qui se passe à chaque olympiade : saccage, destruction, dévastation.

A Marseille, heureusement, la fameuse marina n’a pas détruit de récif corallien. Mais à quoi va-t-elle servir, une fois les jeux olympiques finis ? J’en discutais l’autre jour avec un fonctionnaire du ministère de la jeunesse et des sports. Il avait bien peur qu’elle ne serve pas à grand-chose. Marseille n’est pas pour l’instant un centre mondial de voile et il est douteux qu’elle le soit jamais.

Si donc les jeux de Paris 2024 qui se prétendent les plus vertueux se révèlent vains, polluants et destructeurs, la solution n’est-elle pas tout simplement de créer une fois pour toutes du côté d’Olympie, tout en préservant le site antique, une structure pérenne. Cela épargnera à la planète d’autres chantiers. Si l’on veut être vertueux, soyons vertueux jusqu’au bout, arrêtons de construire de nouvelles installations sportives dans les riches capitales hyper-mondialisées et revenons à Olympie.

3. Des jeux démocratiques

J’en viens à la troisième raison. Il y a quelques années, les jeux olympiques ont eu lieu dans un grand pays où règne la dictature d’un parti unique avec pour seul et unique effet de légitimer la politique criminelle de ce régime totalitaire sur la scène diplomatique mondiale. (…)  Ce sont les prétendues ‘valeurs’ de l’olympisme qui ont permis à ce parti unique de faire des JO un instrument de manipulation, de désinformation et de propagande à grande échelle, comme le firent autrefois le régime national-socialiste lors des JO de Berlin en 1936 et la bureaucratie stalinienne des Kossyguine, Gromyko, Brejnev (KGB) lors des JO de Moscou en 1980. En impulsant une mobilisation nationaliste de masse sans précédent, en exaltant l’hégémonisme de grande puissance, des minorités ethniques et des autres voisins, en brandissant l’arme de dissuasion olympique contre les ‘ennemis du peuple’, ‘asociaux’, ‘sécessionnistes’ et ‘contre-révolutionnaires’, et pour finir en raffinant un instrument de contrôle social d’autant plus efficace qu’il était appuyé sur l’adhésion volontaire d’une population matraquée depuis des mois par les slogans militaro-sportifs de la campagne officielle, la bureaucratie au pouvoir s’inscrivait dans la lignée de ces pouvoirs impérialistes de parti unique qui ont toujours utilisé le sport, particulièrement l’olympisme, à la fois comme moyen d’encadrement totalitaire de la population et comme vecteur de prestige sur la scène diplomatique internationale. Mais comme naguère pour Berlin en 1936 et Moscou en 1980, le Comité international olympique (CIO) n’a émis aucune critique ni réserve à propos de cette normalisation olympique cynique menée tambour battant par la mafia de ce parti unique dont les ambitions et les méthodes ne sont guère différentes de celles des autres honorables sociétés du crime organisé capitaliste qui se disputent l’hégémonie sur le marché mondial³.

Vous aurez deviné le nom du pays dont je veux parler… Mais peu importe. Où est l’idée démocratique des jeux prétendument olympiques ? Bientôt après Los Angeles et Brisbane, les prochains jeux se feront peut-être au Qatar, en Iran ou en Arabie saoudite, parce qu’ils auront payé. Et personne n’aura le droit de cracher dans la soupe qui nous sera servie. Et pourquoi pas ne pas imaginer la Corée du Nord candidate aux jeux, un pays qui est sans doute un grand ami de la démocratie, de la paix et du rêve olympique ?

4. Des jeux équitables

Venons-en à notre dernière raison. Quand on regarde où se sont déroulés les derniers jeux : Pékin, Londres, Rio de Janeiro, Tokyo, Paris, on constate qu’il s’agit de cinq villes hyper-mondialisées. L’organisation des jeux olympiques est une affirmation de la puissance d’un pays. Et le Burundi, le Mozambique ou le Centrafrique dans tout cela ? Parce que ce sont des États pauvres, ils n’auraient pas le droit au rêve olympique ? Ils sont trop pauvres pour organiser les jeux, dira-t-on. Mais si l’on organisait à Olympie les jeux olympiques, alors on pourrait trouver une solution. Le Mozambique, par exemple, pourrait être le parrain d’honneur des prochains jeux. Sans dépenser grand-chose, sans créer des infrastructures sans lendemain, le Mozambique pourrait avoir en charge l’organisation de la fête d’ouverture des jeux et de sa clôture. Tous les athlètes mozambicains qui le souhaitent pourraient alors être invités à s’entraîner à Olympie pendant les quatre ans qui préparent les jeux. Un peu de justice, un peu de démocratie serait rendu à l’olympisme.

Bien sûr, tout cela n’est qu’utopie et le rétablissement des jeux à Olympie ne résoudra pas tous les problèmes de l’olympisme. Mais organiser les jeux olympiques à Olympie aurait au moins quatre vertus :

1. offrir un peu de gloire gratuite à certains États parmi les plus pauvres du monde,

2. éviter la manipulation totalitaire de l’olympisme par des régimes anti-démocratiques,

3. sortir du cirque infernal de jeux soi-disant olympiques ruineux et dévastateurs pour la planète,

4. rappeler enfin à tous par la géographie ce vieux rêve parodique grec de mimer sportivement l’affrontement pour mieux annihiler les fantasmes belliqueux des tyrans d’aujourd’hui.

Tout cela est bien sûr un rêve, mais il vaut beaucoup mieux que certains cauchemars habilement dissimulés de l’olympisme d’aujourd’hui…

Alors oui, vivent les jeux olympiques ! Mais vivent surtout de vrais jeux olympiques à Olympie !

 

Christian Boudignon

 

NOTES

 

Non, ne touchez pas aux Jeux Olympiques !

Quelle étrange idée, mesdames et messieurs, quelle étrange idée que de nous proposer de déplacer les Jeux Olympiques à Olympie ! Est-ce donc ici à Marseille, à deux pas du Vélodrome qu’on viendrait nous dire que l’on ne peut être olympique qu’à Olympie?!? Mais ce qui me surprend davantage, mesdames et messieurs, c’est qu’une telle extravagance soit sortie de la bouche d’un collègue aussi sérieux, réputé et estimé. C’est que, comme un nouveau Gorgias, mon collègue veut vous impressionner avec ses trouvailles langagières, avec ses mots brillants, avec ses figures et sa rhétorique à effet. Méfiez-vous, mesdames et messieurs, méfiez-vous de tels sophismes et suivez avec moi le chemin de la raison ! Admettons, avec mon collègue, admettons l’impossible. Imaginons juste un instant que les grands esprits de cette planète se laissent persuader par ce discours éblouissant et envisagent de déplacer les Jeux à Olympie. À Olympie ! Mais oui, vous avez sans doute déjà été à Olympie, vous savez de quoi je parle ! Savez-vous aussi combien d’habitants compte aujourd’hui cette petite bourgade perdue au cœur de l’Élide, au bord de l’Alphée, qui n’a d’ailleurs jamais été une vraie ville ? 835, oui 835 âmes ! Et savez-vous combien d’athlètes sont attendus pour les Jeux de Paris ? 10.500. Mais attention, c’est encore très peu de chose : savez-vous combien de spectateurs sont attendus à Paris ? Allez-y, je vous écoute ! Combien ? 1 million ? Deux, trois millions ? Pas moins de 15 millions de spectateurs ! Allez placer, héberger, nourrir toute cette foule dans un village de 835 personnes ! Sans compter la nécessité de créer de rien toutes les installations sportives indispensables ! Même Coubertin, en 1896, avait fini par se résoudre à exclure Olympie et à organiser ses jeux à Athènes ! Et puis, qu’adviendrait-il soudainement de ce petit coin de paradis que les dieux ont jusque là préservé durant tous ces siècles ? Le site antique serait détruit par ces hordes de touristes barbares ! Pensez-y : un tel projet serait non seulement impossible à réaliser et terriblement pernicieux pour le patrimoine mais aussi, avouons-le, complètement ridicule. À ce moment-là, pourquoi ne pas rétablir les épreuves sportives des jeux antiques ? Allez, qui enverrons-nous pour la prochaine course de chars ? Alain Prost ? J’ai surtout vraiment hâte de voir qui sera désigné pour l’épreuve de pancrace, cette belle forme de lutte où tous les coups étaient permis sauf d’enfoncer ses doigts dans les yeux de son adversaire ! J’ai des suggestions si vous voulez ! Quant à la course en armures, eh bien, c’est la seule pour laquelle je ne me fais pas de soucis, avec tous nos va-t-en-guerre déjà prêts au départ. Voilà une excellente occasion de réintégrer les délégations russes et biélorusses aux JO !

Mesdames et messieurs, ne soyons pas dupes. L’olympisme n’est pas l’affaire d’un lieu. C’est un idéal, une philosophie de vie, une aspiration humaine et humaniste. Vous savez, mesdames et messieurs, en écoutant mon collègue, ce n’est pas Gorgias que je croyais entendre mais ce personnage d’Euripide, qui s’en prend à l’esprit olympique et à toute la race des athlètes : « Des milliers de maux qui touchent la Grèce, il n’en est pas de pire que l’espèce des athlètes. Eux, tout d’abord, n’apprennent pas à vivre comme il faut, et ils en seraient incapables. Car comment un homme esclave de sa mâchoire et qui se laisse vaincre par son estomac gagnerait-il de quoi augmenter le bien de son père ? Quant à être pauvre et à se plier aux revers de la fortune, ils n’en sont pas plus capables, car pour n’avoir pas eu de bonnes habitudes, il leur est dur de voir changer leurs conditions de vie jusqu’à se trouver dans la gêne. Brillants par ailleurs dans leur jeunesse, en ornement de la cité ils se pavanent. Mais quand survient l’amère vieillesse, ils disparaissent comme des manteaux qui ont perdu leurs fils. Je critique également l’usage des Grecs qui en leur faveur organisent un rassemblement et, pour un banquet, vénèrent des plaisirs dépourvus d’utilité. Oui ! Un homme qui a bien lutté, un rapide coureur, un homme qui a lancé le disque ou frappé la mâchoire avec succès, quel service a-t-il rendu à la cité de ses pères pour mériter une couronne ? Combat-on contre les ennemis avec en main des disques, ou bien est-ce en frappant du poing les boucliers que l’on repousse les ennemis de la patrie ? Personne n’est assez sot pour le penser quand tout près du fer il se tient. Oui ! Ce sont les hommes sages et de valeur qu’il faut couronner de feuillage, ceux qui mènent la cité sur la meilleure voie, en hommes sensés et justes, et qui écartent par leurs paroles les maux en éliminant guerres et séditions. Voilà ce qui fait le bien de la cité entière et de tous les Grecs ». On ignore quel personnage prononçât ce long réquisitoire dans Autolycos d’Euripide, mais ce serait bien amusant d’imaginer que ce fût Autolycos lui-même. Vous imaginez ? Autolycos, le grand-père d’Ulysse, qui enseigna à Héraclès l’art de la lutte, avait obtenu de son père Hermès un don bien singulier, celui de voler sans jamais se faire surprendre. Étonnante critique de l’idéal olympique par un véritable exemple d’olympisme !

Et non, mesdames et messieurs, je ne vous citerai pas Pindare pour illustrer la gloire et l’honneur que les Anciens accordaient aux olympioniques. Je ne vous parlerai pas de l’éclat poétique, chorégraphique, musical et poétique qui accompagnait ses performances chorales. Je ne vous dirai rien non plus de l’art, de l’habileté, de l’industrie d’un poète dont les images hardies rivalisaient à tel point avec l’élan agonistique des athlètes qu’il chantait qu’elles ont fini par rester à jamais dans la légende. Ce serait bien trop facile ! Je voudrais vous dire en revanche combien de grands esprits de l’Antiquité ont critiqué les travers des jeux antiques. Est-ce bien différent de ce qui se passe de nos jours ?

Peut-être faites-vous partie aussi de ceux qui ont été surpris, ou même dépités, de voir Jul allumer le chaudron olympique à l’arrivée du Belem sur le Vieux-Port, le 8 mai dernier ? Peut-être en avez-vous assez du culte des célébrités, de la starification des sportifs ? Eh bien, l’un des premiers philosophes grecs, Xénophane de Colophon, ne pensait pas autrement à la fin du VIe siècle avant J-C. Écoutez bien ce qu’il chantait dans l’un de ses poèmes les plus célèbres : « Si un homme triomphe à la course de vitesse ou au pentathlon, dans l’enceinte du sanctuaire de Zeus à Olympie, ou dans la lutte, ou encore dans cette terrible épreuve du pancrace, il est célébré par ses concitoyens, on lui donne la place d’honneur lors des jeux et des fêtes et il est entretenu aux frais de la cité qui lui fait des cadeaux précieux. Et pourtant il n’est pas aussi méritant que moi, car notre sagesse vaut mieux que la force des hommes et des chevaux. C’est une bien mauvaise coutume ! Il n’est pas juste de préférer la force à la sagesse. Car même si une cité compte parmi ses citoyens un bon boxeur ou un vainqueur à la lutte ou au pentathlon, elle ne connaîtra pas pour autant un ordre meilleur ; et une victoire à Olympie ne procure à la cité qu’une mince joie, car elle ne lui remplit pas ses greniers ! ». Voilà comment Xénophane s’en prenait au culte de l’arété, la vertu aristocratique qui se manifestait dans l’idéal athlétique, pour défendre la sophia, la sagesse ! Mais tout cela vous paraît peut-être encore trop abstrait. Pensez à l’une des grandes promesses de notre premier ministre lors de son rapide passage au ministère de l’éducation nationale : pour développer le sport de haut niveau à l’école, 30 minutes d’activité physique par jour ! « Faire de la France une grande nation sportive », disait le président Macron en personne. Revoilà donc l’idéal athlétique antique ! Et pourtant, Aristote en personne, la figure tutélaire de la philosophie, le Philosophe par antonomase, même Aristote n’aimait pas spécialement l’éducation des athlètes et raillait un idéal éducatif trop centré sur les exercices physiques : « Les habitudes corporelles des athlètes, écrit-il, ne les rendent pas aptes à la vie de la cité en général, et elles ne favorisent pas non plus la simple bonne santé et la procréation […] Un peu d’exercice est nécessaire, mais il ne doit être ni violent ni spécialisé, comme c’est le cas pour les athlètes. Il devrait plutôt s’agir d’un exercice général intéressant toutes les activités d’un homme libre ». En somme, Aristote n’aimait pas l’esprit athlétique beaucoup plus que Xénophane. Les philosophes anciens n’ont pas l’air très olympique…

Pis encore, la pratique même des jeux ne semble pas avoir toujours respecté la charte olympique du CIO ! Loin de là ! On y trouve déjà toutes sortes de travers. Dans un monde où l’alimentation est essentiellement végétale, les sportifs étaient littéralement dopés à la viande. Ils suivaient généralement une diététique très stricte et un régime alimentaire très atypique par rapport à celui des autres grecs. Ainsi, on raconte, à propos de certains des meilleurs athlètes de l’Antiquité, qu’ils s’adonnèrent à des repas gargantuesques, à l’image de leur précurseur mythologique et modèle absolu de tout athlète qui se respecte, je veux dire Héraclès. Milon de Crotone, ça vous parle ? Ce célèbre lutteur parcourut, dit-on tout un stade en portant sur ses épaules un taureau. Il l’assomma d’un coup de poing, et le mangea tout entier. Une prouesse digne sans doute d’une couronne d’olivier, digne de faire pâlir le gaulois Obélix ! Même Lance Armstrong n’aurait pas eu besoin d’EPO avec un tél régime ! Mais laissons, je ne veux pas courir le risque de vous donner faim à cette heure-ci !

Vous connaissez peut-être l’histoire de la cubaine Rosie Ruiz qui, lors du marathon de New York en 1979, parvenait à l’arrivée en un temps record et sans être aucunement essoufflée. Bien sûr, pour éviter les embarras de la circulation de la grande ville, elle avait jugé bon d’emprunter le métro ! Eh bien, si vous croyez que rien de tel n’aurait pu arriver aux jeux antiques, il est temps de changer d’avis. Lucien de Samosate au IIe siècle de notre ère, évoque un cas de tricherie lors d’une course à pied : « Dès que le signal est donné, le coureur loyal se contente de s’élancer vers l’avant, de se concentrer sur le but, et de placer dans ses pieds son espoir de vaincre : il ne fait pas de mal à ses concurrents et ne les gêne en rien. Mais l’autre, le mauvais joueur, le concurrent indigne de la compétition, désespérant d’être le plus rapide, se tourne vers la tricherie (kakotechnian) : une seule chose compte pour lui : parvenir par n’importe quel moyen à ralentir le coureur adverse, à le gêner et à le brider, car il pense que s’il n’y arrive pas, il ne pourra jamais gagner » (Lucien, Qu’il ne faut pas croire à la légère à la calomnie, 12). Les jeux olympiques de 388 avant J-C furent le théâtre d’un vrai scandale sportif. « Lors de la quatre-vingt-dix-huitième Olympiade, écrit Pausanias, le Thessalien Eupôlos corrompit à prix d’argent les concurrents au concours de boxe : l’Arcadien Agètor, Prytanis de Cyzique, et en outre Phormion d’Halicarnasse qui avait remporté la victoire à l’Olympiade précédente. Ce fut, dit-on, de la part des athlètes le premier manquement commis au concours et Eupôlos et ceux qui avaient accepté les présents d’Eupôlos furent les premiers à être frappés d’une amende en espèces par les Éléens. » (Pausanias, V, 21, 3). Avez-vous vu ce que fit ce coquin d’Eupôlos ? Il avait bien compris qu’avec un peu d’argent, on peut tout acheter, même la gloire olympique ! Il aurait sans doute bien mérité de vivre à notre époque ! Oui, je vous entends déjà protester. Il est vrai que les organisateurs du concours olympique s’étaient efforcé de trouver la parade à de tels agissements anti-sportifs : d’abord, par les amendes qu’ils infligeaient aux tricheurs. Ils pensèrent bon utiliser l’argent ainsi récolté pour fabriquer des statues en bronze à l’image de Zeus, les Zanes; ils les placèrent sur le chemin qui menait à l’entrée du stade du côté réservé aux athlètes. Autrement dit, impossible d’échapper : tous les sportifs qui participaient aux jeux étaient bien obligés de passer devant cette file d’image juste avant de se lancer dans le concours eux-mêmes. Admirez, mesdames et messieurs, admirez cette manière très subtile et pédagogique de mettre sous les yeux des athlètes le châtiment qui les attendait s’ils se risquaient à tricher !

Mesdames et messieurs, vous vous demandez peut-être pourquoi je vous raconte toutes ces petites anecdotes sans intérêt. C’est que, à écouter tous ces témoignages anciens, on dirait presque, et je suis sûr que vous en conviendrez sans ciller, que les Jeux olympiques anciens étaient eux-mêmes… bien peu olympiques !

Et pourtant, ce culte de l’effort, de l’exercice physique comme tension et discipline morale, n’est-ce pas ce qui nous reste de plus authentiquement grec ? Qui pourrait le nier ? N’est-ce pas dans les gymnases que se formait la meilleure jeunesse athénienne ? C’est bien dans un gymnase que Socrate rencontre Charmide dans le dialogue de Platon. Aux yeux de tous les présents, le jeune Charmide est l’incarnation même de la beauté physique et intellectuelle. Jeunesse, exercice physique, beauté physique, qualités intellectuelles et rhétoriques, recherche de la vertu : qu’y a-t-il de plus délicieusement « grec » ? Et vous souvenez-vous où se trouvaient les trois principaux gymnases athéniens : au Lycée, à l’Académie, au Cynésarge. Comme par hasard, dans trois endroits où naquirent trois des plus grandes écoles philosophiques de l’Antiquité, celle de Platon, celle d’Aristote, celle des cyniques ! Quelle meilleure réflexion pourrait illustrer à quel point pour un grec l’exercice intellectuel va de pair avec l’entraînement du corps ?

Pensez à n’importe quelle statue grecque ! Je ne parle pas forcément du discobole de Myron, cet athlète saisi sur le moment de se préparer au lancer du disque, à l’instant où la tension physique et intellectuelle est à son comble. Non, n’importe quelle statue grecque illustre à merveille ce culte absolu de la beauté physique, du corps athlétique et proportionné dans toutes ses parties, cette image saisissante de la perfection divine !

L’idéal athlétique grec, l’idéal olympique ne pourra donc qu’apporter de la beauté et du progrès dans le monde entier ! C’est pour cette raison même qu’il doit continuer de parcourir le globe ! Il permettra ainsi l’essor d’une nouvelle ère d’hellénisme. Et il garantira en même temps le plus grand succès économique néo-libéral ! On investit d’abord pour construire les infrastructures et les équipements sportifs ; puis il faut héberger et nourrir les très nombreux spectateurs. Ainsi, c’est ce grand idéal athlétique qui permettra à des milliers de particuliers de s’enrichir en mettant en location leur logement pour quelques jours à des prix mirobolants ! N’est-ce pas magnifique ? Mieux encore, l’ajustement des prix des transports permettra même de réaliser un projet impensable et de renflouer un peu les caisses de la RATP ! Mais surtout, la merveille des merveilles : l’idéal olympique a désormais conquis même les questions d’environnement et de santé publique et l’on pourra enfin se baigner dans la Seine !

En somme, en attendant le plongeon de Macron et de Hidalgo, il n’y a qu’un barbare comme Anacharsis dans un célèbre dialogue de Lucien de Samosate pour mettre sérieusement en question cet idéal d’athlétisme. Quand ce prince scythe lui fait part de son étonnement face à ces jeunes gens tout nus qui s’étranglent, se débattent s’enlacent et se frappent, le sage Solon lui explique avec bienveillance le sens profond de cet idéal grec que le barbare peine à comprendre : « Nous avons institué ces exercices et soumis de bonne heure les jeunes corps à la fatigue, non seulement en vue des jeux publics et des prix qu’ils y peuvent recevoir, puisqu’un très petit nombre y arrive, mais aussi afin de te faire voir le bien qui en résulte pour la cité tout entière et pour eux-mêmes. Il est, en effet, un autre combat proposé à tous les citoyens vertueux : la couronne n’en est pas de pin, d’ache ou d’olivier sauvage ; mais elle renferme en elle-même la félicité publique : c’est la liberté de chaque citoyen en particulier et de la patrie en général ; la richesse, la gloire, la célébration paisible des solennités établies par nos ancêtres, la conservation de nos biens, en un mot, les faveurs les plus brillantes que l’on puisse souhaiter des dieux : tous ces biens sont tressés dans la couronne dont je parle, et ne peuvent s’acquérir que par le combat auquel ces exercices préparent. »

Là où l’on porte cet idéal, là est Olympie. C’est pour cette raison que les Jeux Olympiques doivent continuer de faire rayonner l’hellénisme dans le monde entier.

Vivent les Jeux Olympiques ! Vive la Grèce !

 

Rocco Marseglia

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