Des Jeux olympiques au féminin ? La course des Heraia à Olympie

► ὁ λύχνος n° 168, juillet 2024.

Dans le sanctuaire d’Olympie, la participation aux concours gymniques lors des fêtes des Olumpia organisées pour Zeus est réservée aux hommes libres qui peuvent être, selon les époques et les épreuves, des adultes ou des adolescents. Cependant, le sanctuaire accueille également des épreuves de course qui sont destinées à des femmes, plus précisément des jeunes filles. Disputées en l’honneur de la déesse Héra, ces épreuves sont désignées sous le terme d’Heraia. Ces dernières années, différents travaux se sont intéressés à ces rencontres afin d’en comprendre les circonstances. Néanmoins, du fait de la brièveté du corpus qui s’y réfère, ces analyses multiplient les hypothèses concurrentes¹.

Un seul document mentionnant les Heraia a été conservé : un passage de la Description de la Grèce de Pausanias. Que ce soit l’ancienneté du concours, son caractère panhellénique ou encore sa finalité, les objets de discussion sont variés et engagent des positionnements divers. Il convient donc d’étudier à nouveau le texte de Pausanias en le confrontant aux realia du site d’Olympie. Ce faisant, l’analyse permet d’envisager un agôn gymnique se déroulant sous forme de course et qui est organisé, depuis l’époque classique, pour des jeunes filles grecques. En Élide, comme dans d’autres régions, ces manifestations s’intègrent dans une série de rituels de jeunesse qu’accomplissent les parthenoi. Ces derniers permettent aux adolescentes éléennes d’obtenir la protection de la divinité honorée, tout en affirmant de manière prestigieuse leur participation à l’ordre de la communauté politique.

A. Un concours gymnique pour des jeunes filles

Dans son ouvrage, Pausanias fait voyager le lecteur dans la Grèce du II^e siècle après J.‑C. qu’il a parcourue². Rédigé vers 170‑175 après J.‑C., le livre V consacré à l’Élide rappelle les monuments du Péloponnèse que Pausanias aurait vus près de quinze ans plus tôt³. Au sein d’un ouvrage qui accorde une place importante à la description des sanctuaires et des lieux de culte, Olympie occupe un espace remarquable⁴. Après avoir consacré son attention aux Olumpia et au culte de Zeus, le Périégète propose une longue description du temple d’Héra et des rites organisés en l’honneur de la déesse.

Pausanias y présente les Heraia comme un rite central du culte d’Héra dans le sanctuaire. Premier rituel mentionné après celui du tissage du péplos de la déesse, la rencontre est imbriquée dans un ensemble de célébrations féminines, comme l’organisation de chœurs pour deux héroïnes, Hippodamie et Phuskoa. Selon lui, le stade du sanctuaire accueille trois courses au cours desquelles des jeunes filles libres et non mariées, ou parthenoi, s’affrontent après avoir été réparties selon trois catégories d’âge. Ce sont des activités athlétiques. Comme le définit Pausanias, ces manifestations constituent un concours de nature gymnique, un agôn. De même, la longueur précise de la course, comme l’organisation réglée du collège qui l’organise, prouve le caractère codifié et institutionnalisé des épreuves.

À l’exception du fait que seules les filles qui ne sont pas encore mariées peuvent concourir, ces rencontres partagent des points communs avec les Olumpia. Pour les deux sexes, les épreuves sont organisées par un collège d’agonothètes qui se purifient selon un rituel similaire, au même endroit. Ce sont également des concours stéphanites et pentétériques. Dans les deux cas, les vainqueurs reçoivent des couronnes d’olivier et une part de la victime sacrificielle⁵. La rencontre des Heraia engagerait ainsi une émulation entre les concurrentes comparable à celle qui existe entre les athlètes masculins, puisque les coureuses sont encouragées à chercher les honneurs de la victoire, dont le plus grand est celui de pouvoir consacrer des images (εἰκόνας) les représentant. Chez Pausanias, le terme eikôn peut désigner des représentations sculpturales mais aussi picturales. Puisqu’aucun témoignage archéologique confirmant de manière absolue l’une ou l’autre des hypothèses n’a été mis au jour, il est possible d’envisager les deux possibilités pour les concurrentes victorieuses lors des Heraia. Comparable sur ces points aux épreuves des Olumpia, le concours des Heraia a‑t‑il également la même ancienneté et la même audience ?

B. Une rencontre ancienne à l’audience locale

1. Un document de l’époque impériale pour un concours ancien

À l’époque de Pausanias, les courses organisées à Olympie ne sont pas le seul exemple d’épreuves athlétiques ouvertes aux jeunes filles. Durant cette période, certains concours panhelléniques organisent de nouvelles rencontres qui leur sont réservées. À l’entrée du sanctuaire de Delphes, les fouilles ont ainsi permis de mettre à jour une inscription datée du I^er siècle et qui forme la base d’un groupe statuaire⁶. Elle fut commandée par Hermêsianax qui désirait honorer ses trois filles victorieuses lors des courses du stade aux Jeux pythiques et isthmiques notamment. Aucun document de l’époque archaïque ou classique ne témoigne de participantes à ces jeux‑là. Ces rencontres semblent donc être des créations postérieures qui datent certainement de l’époque julio-claudienne. Une conclusion similaire ne peut être formulée aux sujets des Heraia.

Tout d’abord, Pausanias affirme que « le concours des jeunes filles remonte lui aussi aux époques antiques ». Par cette déclaration, Pausanias rapproche donc les Heraia des épreuves masculines d’Olympie et leur attribue une origine ancienne⁷. Replacée dans le projet de Pausanias, cette déclaration prend tout son sens. Dans un dialecte attique, l’auteur s’intéresse presque exclusivement aux monuments édifiés avant 150. Cela n’est pas entièrement dû au fait que Pausanias s’appuierait sur des auteurs du II^e siècle. C’est également la marque d’un positionnement délibéré⁸. Dans une optique de glorification du passé, le but de l’ouvrage est de louer la Grèce antérieure à la conquête romaine.

Ensuite, les trois courses sont présentées comme un rituel joint à une série de manifestations. Si Pausanias s’attarde longuement sur cette compétition, il n’omet pas de préciser qu’elle est incluse dans un ensemble complexe. Le concours ne saurait donc être défini comme un programme calqué sur les épreuves masculines et ajouté à ces dernières. Les jeunes filles et les femmes accomplissent à Olympie une série de rites liés entre eux. Le texte de Pausanias n’est pas centré sur les Heraia mais sur le collège des seize femmes en charge de l’organisation de ces manifestations. L’unité du développement, certes tracée par l’auteur, est construite autour de ce collège qui préside à plusieurs rituels au sein du sanctuaire et dans toute la région. En plus des Heraia, il s’occupe du tissage du péplos de la déesse et organise deux performances chorales, l’une en l’honneur de Phuskoa et l’autre pour Hippodamie. Comme de nombreux autres concours athlétiques, ces rituels sont ainsi liés à un événement héroïque qu’il faut commémorer.

Ici, c’est l’histoire de la conquête d’Hippodamie par Pélops que Pausanias rapporte en guise de premier récit étiologique pour les Heraia⁹. Or, dès l’époque archaïque, ces récits sont profondément liés aux différents rites du sanctuaire d’Olympie. Au cœur de l’Altis, Pélops est vraisemblablement honoré dès 600, dans un espace qui lui est dédié : le Pelopeion¹⁰. L’histoire de la rencontre des jeunes gens est rapportée dans le premier poème des Olympiques de Pindare qui célèbre la victoire de Hiéron à la course de chars en 476¹¹. Elle est également représentée sur le fronton est du temple de Zeus, qui est certainement construit entre 472 et 457¹². Ces différents éléments engagent donc à penser que les courses des Heraia existent déjà à l’époque classique, voire archaïque.

Lorsqu’il présente les Heraia, l’auteur présente enfin un dernier indice. Il explique que la tradition narrative construite autour d’Hippodamie n’est pas le seul récit étiologique qui concerne le collège des seize femmes, et donc les Heraia. Les rituels éléens auxquels président les seize femmes auraient été fondés pour commémorer une réconciliation politique ancienne survenue à la suite de conflits régionaux. Ce récit d’arbitrage n’est ni invraisemblable, ni original¹³. D’autres femmes grecques ont pu jouer ce rôle et, dans ce contexte, le choix de femmes respectables et à la vertu célèbre est logique¹⁴. Toutefois, il est caractérisé par d’importants problèmes de cohérence historique et, pour qu’il puisse confirmer l’ancienneté des Heraia, il convient de mieux le comprendre.

Pour Pausanias, l’épisode de la réconciliation fait suite aux exactions du tyran Damophôn et ne serait que l’épisode final d’une longue suite de conflits entre Élis et Pisa, deux cités de l’ouest du Péloponnèse qui se disputaient le contrôle de l’Élide et du sanctuaire d’Olympie. Dans une étude parue en 2018, Graeme Bourke affirme cependant que cette reconstitution ne saurait fonctionner en l’état. En effet, la cité d’Élis n’existe pas avant le synœcisme réalisé en 472‑471, bien que les habitants de la région soient considérés comme les membres d’un même ethnos éléen dès l’époque archaïque¹⁵. De même, les traditions narratives construites autour des figures de Pantaleôn et de ses fils ne permettent pas de prouver qu’une communauté politique indépendante qui répondrait aux noms des Pisaioi ou des Pisatai ait existé avant la première moitié du IV^e siècle¹⁶. L’histoire du conflit entre les deux cités pour le contrôle d’Olympie que rapporte Pausanias est vraisemblablement fabriquée dans les années 360. À cette période, les Éléens perdent tout contrôle sur cette partie de leur territoire au profit des Arcadiens, qui auraient encouragé la diffusion de ce récit. Comme ce discours politique soutenait l’existence d’une cité anciennement indépendante que les Arcadiens avaient libérée, il aurait alors permis d’affermir leur contrôle sur la partie sud de l’Élide¹⁷.

Pour autant, il paraît peu convaincant d’affirmer que le récit de ce conflit qui met en scène les figures de Pantaleôn et de ses fils ait été tenu comme historique au moment de sa fabrication au IV^e siècle s’il ne s’inspirait, au moins en partie, d’une querelle ayant réellement eu lieu en Élide. Graeme Bourke propose donc d’envisager sérieusement ces luttes mais de les repositionner au début du V^e siècle¹⁸. Le conflit aurait eu lieu dans les années 490‑480, juste avant la réorganisation des Jeux olympiques de 472. C’est à cette époque que débute la construction du temple de Zeus, qui aurait été édifié grâce au butin pris à Pisa, selon Pausanias¹⁹.

En l’absence de communauté civique indépendante marquée du nom de Pisa, Graeme Bourke propose d’identifier la guerre entre Élis et Pisa que décrit Pausanias comme le signe de violents affrontements politiques entre Éléens²⁰. En s’appuyant sur les citoyens moins aisés, la famille des Omphalionides représentée par Pantaleôn et ses fils aurait tenté d’asseoir son autorité au détriment de l’influence des élites éléennes. Outre les Heraia, la série de rituels auxquels préside le collège des seize femmes témoignerait de la réconciliation qui met fin à ces conflits et intervient au moment de la création d’Élis²¹. Le tissage du péplos, acte chargé de sens, en constitue un des symboles²².

Bien qu’il soit possible de nuancer les dernières hypothèses politiques de Graeme Bourke, ses analyses soutiennent l’existence des trois courses avant l’époque impériale et au moins dès le début de l’époque classique. À cette période, les rencontres des Heraia, qui existent certainement déjà sous une forme qu’il est impossible de définir, suivent sans doute un nouveau modèle, pour mieux répondre aux nouvelles problématiques civiques.

2. Une rencontre locale

Vraisemblablement réorganisé par le pouvoir éléen au début du V^e siècle dans le but d’affirmer l’unité de la région, le concours des Heraia constituerait un exemple d’activité athlétique auxquelles des femmes participent à l’époque classique et, peut-être, dès l’époque archaïque. Mais pour qui est‑il organisé ?

Selon certains chercheurs, ces épreuves sont ouvertes et destinées à toutes les jeunes filles grecques²³. La tradition qui rapporte que Chlôris, fille d’Amphiôn, fut la première lauréate du concours suggèrerait ainsi que ces rites ne possèdent pas uniquement une audience régionale²⁴. En effet, la jeune fille ne serait pas originaire du Péloponnèse mais de la région de Thèbes, à la fondation de laquelle son père, Amphiôn, aurait participé²⁵. Ce premier argument est pourtant irrecevable. Outre la difficulté d’établir avec précision les circonstances d’un concours en s’appuyant sur une tradition narrative, ces études oublient également que la figure de Chlôris est liée à la geste d’Hippodamie et de Pélops. Fille de Niobê, la jeune femme est en effet la nièce de ce dernier²⁶. Il semble donc plus logique d’affirmer que la victoire de Chlôris consacre symboliquement le triomphe de Pélops et de sa lignée plutôt que de conclure qu’elle indique l’ouverture du concours aux époques archaïque et classique.

En sus de cet argument familial, Thomas Scanlon explique que les épreuves ne sauraient être locales, du fait que la cité d’Élis se trouve à quelques dizaines de kilomètres du site d’Olympie. Selon son analyse, si la rencontre concernait seulement la région, elle serait disputée dans le centre d’Élis, et nulle part ailleurs. Le choix du sanctuaire d’Olympie, qui jouit d’une notoriété panhellénique, dénoterait l’ambition des courses²⁷. Cette deuxième proposition paraît également être sujette à caution car elle s’intègre difficilement dans l’économie de la région. Avant le synœcisme de 472‑471, la cité d’Élis n’existe pas. À supposer que les Heraia de l’époque classique ne soient que la réorganisation d’un concours déjà existant avant la réconciliation du V^e siècle, il semble logique qu’il continue d’être organisé dans le sanctuaire. De plus, les Éléens accordent au sanctuaire d’Olympie une place essentielle dans l’organisation de leur territoire, avant comme après le synœcisme. Ancien centre religieux et politique de l’ethnos éléen²⁸, le sanctuaire est pensé comme un prolongement de l’espace civique nouvellement créé²⁹. Puisque les courses des Heraia commémorent un message de réconciliation concernant l’ensemble de la région, il paraît cohérent qu’elles se déroulent à Olympie, sans que cela signifie pour autant leur ouverture à toutes les jeunes filles grecques. De la même manière, les rites organisés autour du péplos d’Héra sont répartis entre les deux espaces. Pourtant, ils ne concernent que les Éléens.

Aucun élément fiable ne permet donc d’attester la portée panhellénique de ces trois courses. A contrario, un réseau d’indices conduit à émettre l’hypothèse contraire³⁰. Bien que construits de manière parallèle, les concours des Olumpia et des Heraia ne paraissent pas avoir la même portée. Seulement composées de trois courses, les manifestations en l’honneur d’Héra sont depuis longtemps liées à une série de rites féminins au caractère local que sont le tissage du péplos de la déesse et les performances chorales en l’honneur de deux héroïnes éléennes : Hippodamie et Phuskoa. Ces célébrations sont destinées à porter le témoignage d’une région réconciliée³¹. Si ces trois courses sont des manifestations athlétiques anciennes rassemblant de jeunes Éléennes, plusieurs questions demeurent à leur sujet : dans quel but sont‑elles organisées ? Comment définir ces célébrations ?

C. Sur le chemin du mariage

1. Des rituels de jeunesse pour les parthenoi éléennes

Selon Pausanias, les courses des Heraia concernent des jeunes filles d’âges différents qui sont dans une période entre l’enfance et la vie adulte. Bien que réparties en trois classes d’âges, les adolescentes participent à un concours similaire et sont caractérisées par leur situation matrimoniale commune qui les oppose aux femmes mariées organisatrices³².

Faut‑il pour autant définir ce concours comme un rite d’initiation tribale³³ ? Le rite d’initiation tribale est un concept qui appartient au vocabulaire des anthropologues et des ethnologues. Dans les sociétés reposant sur un système tribal, ces rites constituent une institution sociale officielle et obligatoire qui concerne l’ensemble des jeunes membres du corps social ayant atteint l’âge de parvenir au statut d’adulte. Du fait de leur caractère collectif, il conviendrait de les opposer aux rites de puberté qui sont strictement définis comme des démarches individuelles, souvent associées à l’apparition des menstruations chez les jeunes filles. Ces rituels possèdent un sens spécifique. Pour autant, ils font partie de la catégorie des rites de passage qui doivent leur popularité au livre publié par Arnold van Gennep en 1909. Selon van Gennep, le but de des rites est de « faire passer l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée ». Ils comportent trois étapes séparation, réclusion et réintégration. Dans une démarche d’anthropologie historique comparative, le concept opératoire de rite d’initiation tribale pourrait donc permettre de mieux comprendre les courses féminines organisées à Olympie.

Toutefois, cette dénomination ne semble pas correspondre exactement aux Heraia. De fait, il est toujours possible d’affirmer que l’organisation du concours dans le sanctuaire constitue, pour les jeunes filles, une séparation symbolique et concrète de l’espace de vie propre à leur enfance. Pourtant, sauf à estimer que le temps du concours constitue en lui‑même la période de réclusion, il semble difficile d’identifier cette étape au sein des manifestations éléennes. Enfin, même si le schéma triadique de van Gennep pouvait correspondre aux courses des Heraia, l’absence de preuve au sujet du caractère nécessaire de ces rencontres constitue un argument contraire à leur définition comme un rite d’initiation tribale.

Bien que Pausanias ne mentionne aucun chiffre de participantes, il est possible d’en exprimer un ordre de grandeur. En effet, les trois courses organisées doivent chacune accorder aux concurrentes une chance égale de victoire potentielle. Il n’y aurait sinon pas sens à décerner des prix si prestigieux aux jeunes filles victorieuses. Dès lors, comme les coureurs masculins, leur départ se situe sur une ligne droite tracée perpendiculairement à travers le stade. Étant donné la largeur de l’édifice, il semble difficile d’aligner en son sein plus de cinquante coureuses par course³⁴. Le sanctuaire accueillerait ainsi au maximum cent cinquante adolescentes tous les quatre ans. Envisager que ce nombre puisse correspondre à quatre classes d’âge de la population des Éléennes libres semble invraisemblable³⁵. Certes, il est toujours possible d’imaginer des sélections préalables ou d’invoquer la représentativité de ces jeunes filles en arguant du fait que, par leur biais, toute leur classe d’âge participerait symboliquement à l’épreuve. Cependant, ces propositions ne s’appuient sur aucun argument précis et semblent ne viser qu’à une chose : prouver le caractère initiatique du rituel en prenant pour postulat de départ cette même conclusion³⁶. Le raisonnement risque la circularité.

À ce titre, les manifestions célébrées par les jeunes Éléennes en l’honneur d’Héra gagneraient vraisemblablement à être plutôt définies comme des rituels de jeunesse, c’est‑à‑dire des rituels non obligatoires mais pouvant être effectués pendant la transition physiologique entre l’enfance et l’âge adulte. Avec cette dénomination, on s’affranchirait du modèle souvent trop rigide des rites d’initiation tribale et, plus largement, des rites de passage. La distinction par trop contemporaine entre les domaines public et privé disparaîtrait. On éviterait enfin de considérer ces rituels comme des rencontres auxquelles les adolescentes participeraient pour franchir un seuil et changer de statut, de manière automatique.

2. Suivre les pas de la déesse

Quelles seraient alors les finalités de ces rituels de jeunesse ? Si l’on suit le premier récit étiologique du concours des Heraia, la manifestation est liée à la thématique du mariage et à la découverte de la sexualité. Selon Pausanias, Hippodamie institue le collège des seize femmes pour célébrer le souvenir de son union avec Pélops et rendre grâce à Héra de lui avoir permis de devenir une épouse. Le nom de l’héroïne, qui évoque le domptage des chevaux, rappelle la métaphore des jeunes filles assimilées à des cavales indomptées avant les noces et consacre le lien qui existe entre Hippodamie et la thématique conjugale³⁷.

Bien qu’il ait été vraisemblablement réalisé après la fondation des Heraia, le programme architectural du temple de Zeus rappelle le caractère central du sujet dans l’histoire de Pélops et d’Hippodamie³⁸. Selon la reconstruction proposée par Marie‑Louise Säflund et exposée au musée d’Olympie³⁹, le fronton du temple orienté vers l’est évoque la lutte de Pélops pour obtenir la main d’Hippodamie à la course de chars⁴⁰. Cette dernière accomplit un mouvement significatif : elle porte les mains au voile qui lui couvre la tête pour s’en défaire. Cela pourrait être le dévoilement matrimonial des anakaluptêria⁴¹.

Ensuite, les Heraia semblent permettre d’obtenir la protection d’Héra dans ce chemin vers le mariage, en positionnant les jeunes filles dans le rôle d’épouse que symbolise la déesse. Les différents rituels des Olumpia et des Heraia promeuvent une répartition sexuée des individus qui reproduit le modèle du couple divin régnant sur Olympie. Hommes et femmes disposent ainsi de rituels spécifiques qui peuvent se répondre mais ne se confondent pas, que ce soit pour la périodicité des concours, les sacrifices effectués, la purification attendue ou encore les collèges d’agonothètes qui les organisent⁴². Les rites engagent cette différenciation : sacrifice d’un taureau ou d’une vache, collège organisateur composé d’hommes ou de femmes, épreuve en l’honneur de Zeus ou d’Héra.

Les trois courses entrent dans ce modèle, comme le prouve la longueur spécifique du stade féminin qui semble répondre à une symbolique. Selon l’exposé de Pausanias, la course des filles est réduite d’un sixième par rapport à celle des hommes. Depuis le V^e siècle, le stade masculin d’Olympie se court sur une piste longue de 192,2 mètres⁴³. Pour Pausanias, la longueur de la course des filles approcherait donc 160 mètres. De cette déclaration, un nombre conséquent d’études sur les Heraia a déduit que cette réduction avait été établie par les Éléens à cause de l’infériorité physique des jeunes filles par rapport à leurs homologues masculins⁴⁴. Tel serait le message véhiculé par l’agôn en l’honneur de la déesse⁴⁵.

S’il est impossible de connaître avec certitude toutes les intentions de Pausanias lorsqu’il avance ce chiffre, il convient de constater qu’il ne semble ni fantaisiste ni synonyme d’une supériorité physique masculine mais répondrait plutôt à une symbolique numérique interne au sanctuaire. En effet, il n’existe pas de longueur unique pour les stades dans le monde grec et les différents sanctuaires qui possèdent des stades témoignent de la variété des courses proposées⁴⁶. Quel que soit l’endroit où il a été édifié, chaque stade correspond à une distance de six cents pieds, selon la définition même du mot stadion. Toutefois, la dimension du pied change avec la localisation géographique de l’édifice et peut faire varier la longueur totale de la piste. A contrario, en comparant les différentes mesures des édifices présents dans le sanctuaire, David Romano a constaté que le temple de Zeus construit au début de l’époque classique entretient un rapport proportionnel avec la piste du stade d’Olympie : la longueur du stylobate de l’édifice est équivalente à un tiers de celle de la piste de course du stade, soit 64 mètres⁴⁷. Selon le chercheur, cette proportionnalité fonctionnerait également entre la longueur des courses des Heraia et le second temple d’Olympie : un bâtiment d’époque archaïque que Pausanias attribue à Héra. En effet, le monument mesure 50 mètres⁴⁸, ce qui établirait la course des filles à 150 mètres et permettrait de retrouver l’ordre de grandeur exprimé par Pausanias. En effet, pour donner ce nombre, Pausanias aurait dû affirmer que le stade des jeunes filles était réduit de 1,3125/6^e par rapport à celui des hommes : un rapport impossible à exprimer. En suivant cette hypothèse, les deux courses du stade seraient donc disputées sur une distance de six cents pieds mais reposeraient sur une mesure de pied différente, à l’instar des deux temples qui s’étendent sur deux cents pieds mais n’ont pas la même longueur⁴⁹.

Pour les temples, cette variation d’étalon de mesure s’expliquerait par le fait que ces édifices ont été construits à des époques différentes. En effet, le temple que Pausanias attribue à Héra est construit vers 600, tandis que celui de Zeus est élevé entre 472 et 457. Entre ces deux périodes, la mesure du pied utilisée par les architectes éléens aurait été modifiée⁵⁰. Un raisonnement similaire pourrait élucider les variations de mesure entre la course des hommes et celle des jeunes filles. Elles pourraient s’expliquer du fait que la longueur de ces courses avait été établie pour correspondre à des stades de taille différente.

De fait, le stade d’Olympie que Pausanias décrit et dont la piste mesure 192 mètres n’est pas le seul stade qui ait existé sur le site. La piste que Pausanias a pu voir correspond à ce que les rapports de fouilles nomment Stade III. Ce stade aurait été construit en même temps que le temple de Zeus, dans la première moitié du V^e siècle⁵¹. Avant cette période, les concurrents utilisent le Stade II, vraisemblablement construit entre la fin du VI^e siècle et le début du V^e siècle⁵². Il est impossible d’établir avec certitude sa longueur, puisque les fouilles n’ont pu mettre à jour sa ligne finale qui a été effacée par la construction du Stade III. Cependant, en plusieurs points, les archéologues ont mesuré la largeur de la piste du Stade II⁵³. Si l’on pose comme axiome un rapport proportionnel similaire entre la longueur et la largeur des pistes des stades successifs, il pourrait alors être envisageable de déterminer un ordre de grandeur concernant la longueur du Stade II. Certes, la méthode présente des risques. De fait, la largeur des pistes varie de façon significative selon la position des prises de mesure⁵⁴. Cependant, si l’on fait une moyenne de ces différentes largeurs⁵⁵, il est possible de mener à bien ce calcul. Selon cette méthode, la piste du Stade II mesurerait 154,9 mètres de long, une distance comparable aux 150 mètres que proposait David Romano pour la longueur des courses d’Héra⁵⁶.

Ainsi, la différence de longueur entre le stade des femmes, aux Heraia, et celui des hommes, aux Olumpia, correspondrait à une évolution du sanctuaire et à une différenciation volontaire et postérieure des rites masculins et féminins qui s’y déroulaient. La distance courue lors des Heraia correspondrait à la longueur des stades construits au moment de la création du concours : les Stades I et II. Ces édifices établiraient un rapport de proportionnalité logique avec le temple existant alors : celui d’époque archaïque qui est le temple d’Héra, pour Pausanias. À cette époque, hommes et femmes courraient donc vraisemblablement sur la même distance, environ 150 mètres. Après la construction du temple du Zeus au milieu du V^e siècle, la course du stade masculin disputée lors des Olumpia aurait été allongée, afin d’établir un nouveau rapport de proportionnalité avec le second temple. Construit à la même époque, le Stade III consacrerait la distance au sein d’une structure réaménagée. Malgré cette modification, les Heraia auraient conservé l’ancienne longueur du stade qui avait été établie en rapport avec le temple originel ou réattribué de la déesse⁵⁷. Prise lors de la réorganisation du sanctuaire au début du V^e siècle, cette décision prouverait la volonté de transmettre un message par ce lien proportionnel. Grâce au rapport numérique instauré entre les mesures des stades et celles des temples des divinités olympiennes, les courses des Heraia, comme celles des Olumpia, relieraient symboliquement les hommes avec le temple de Zeus et les femmes avec celui d’Héra. Par cette relation, ils se placeraient sous la protection de la divinité correspondante et reproduiraient, sur terre, l’équilibre céleste garanti par le couple souverain.

NOTES

 

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